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Ceux de la montagne
26 janvier 2011

Heure d'hiver

Les heures du soir, en hiver, sont les plus agréables que l'on puisse vivre au pays de la haute montagne. Ce sont aussi les plus instructives.
Le touriste d'été s'imagine à tort qu'il peut connaître le montagnard. Il ne le voit qu'au milieu de ses champs. Au coeur de l'hiver, au contraire, après une longue promenade à skis sous le soleil, le passant gagne à venir mêler un visage bleui, boursoufflé, aux rudes faces de ses amis. Une figure un peu abîmée par le rigoureux climat, voilà la meilleure recommandation qui puisse être reçue par les Plus-Hauts-Alpins.

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Vue de St-Véran

Après cette épreuve, l'hivernant aura droit de recueillir un peu de la vie des montagnes, leur passé dramatique, les pieuses légendes et, parfois, dans le détour des conversations, les aspirations secrètes de ses pauvres habitants.
On veille dans la plupart des maisons : les familles se dispersent et vont constituer les groupes qu'a créés l'amitié. Quelques femmes s'assemblent dans une étable, des hommes dans une auberge ; ils ont de vrais cercles. Les vieux aussi ; enfin, les jeunes, turbulents comme ailleurs, sont chaque soir en quête d'un nouveau rendez-vous.
J'aime le groupe des vieux. J'ai garde de ne point répondre à leurs invitations. Les maisons où ils se réunissent sont variées. Tel soir, je dois me rendre au Châtelet ; le lendemain au presbytère de la Ville ; une autre nuit, je rejoins les compères dans une auberge, ou simplement chez l'un d'eux.

Après le dîner, qu'eux nomment la cène, vers six heures et demie, ils se dirigent au lieu convenu. A peine sont-ils groupés autour du tapis vert qu'ils s'agitent comme un vol de vieux aigles... Le corps à-demi levé, les yeux perçants, ils brandissent les cartes comme avec des serres. De leur poitrine sort une rumeur voilée, mais rendue saisissante d'expression par le relief de leur faciès aquilin.

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Mr le curé et Papillon

Est-ce une partie de cartes que nous voyons ou assistons-nous à la répétition d'une chasse sans merci à travers les ravines?... Cette lutte en réduction porte sur un même plan, en pleine action, un lot de visages différents. On suit les gestes, espérant découvrir en eux des parentés avec les Ligures, les bergers de Provence ou leurs envahisseurs, mais on ne saurait, au premier abord, qui donner pour ancêtre à ces hommes tour à tour farouches et dous qu'on voudrait voir chasseurs de chamois et qu'on retrouve aussitôt pâtres aux moutons blancs...
A dix heures on cesse le jeu. On bavarde. On aborde mille sujets de la vie quotidienne. Tout l'almanach de la montagne y passe ; le froid, la neige, les variations du temps, les pronostics pour le lendemain ; la récolte de l'année, les projets des uns, les suppliques des autres, les mariages promis, et, d'avantage, la tenue du bétail ; enfin, et surtout la politique, les décisions municipales.

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Scène de labour

Si, dans la journée, un renard a été aperçu ; si Antoine, célèbre chasseur devant l'Eternel, s'est aventuré à la recherche d'un piste, la conversation tourne vers la chasse : il n'est question que d'éperviers frondeurs, de renards ensorcelés, de bon tours joué aux douaniers et de signaux d'alarme que l'on a fait de loin aux braconniers en sonnant le toscin....
Le voisin transalpin est le héros de maintes conversations. Les paysans se moquent à plaisir des Chemises Noires baisant le portrait du duce ou présentant les armes aux chamois de Sa Majesté le Roi d'Italie. Comme dans tous les villages frontières on rapporte des incidents que le patriotisme ne sauve pas du ridicule...Il faut une trève aux bavardages. Quelqu'un tire, on ne sit d'où, une large tome, sorte de fromage blanc d'un goût exquis. Le tapis est écarté. L'un des convives pousse sur la table une bouteille de vin d'Asti. Et chacun de débiter la tome avec ardeur et de trinquer. C'est un vrai souper, on ne se sépare qu'après disparition totale des victuailles.
- Quès a quo ? s'écrie l'un des convives, au moment où l'on entame la dernière portion de tome ; que ces estomacs sont petits ! Nos pères avaient plus d'appétit que celà !
On rit. Toute trace de festin est effacée et, sans plus tarder, on se sépare. Les montagnards s'en vont dans l'étroit sentier que les pas ont gravé dans la neige...

Extrait du livre "la montagne veut vivre" de Robert Husson

Photos tirées également du livre qui date de 1930, soyez indulgents, je n'ai pas de scanner.

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