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Ceux de la montagne
26 février 2011

Lettre d'amour à la neige

alp6Il neige. Obsession blanche. Fusion de toutes les couleurs en une seule. Il neige comme à la retraite de Russie, mais ni sur une plaine guerrière, ni sur une tragédie des hommes. Il neige sur la montagne. Les ruelles du village, les balcons, les toits disparaissent sous plus d'un mètre de poudreuse. Cette année, la neige a commencé à tomber en novembre, et moi, je retombe en enfance. Je me souviens de cette rentrée de vacances de Noël où la maitresse d'école nous fit mesurer l'épaisseur de la couche de neige dans la cour : 1,80 mètre. J'avais six ans et ma tignasse (à l'époque, j'en avais une) culminait à 1,20 mètre. La couche était une fois et demie plus haute que mes trois pommes. J'étais aux anges. Je veux dire : sous la blancheur ailée de l'ange. Les flocons tombent comme une litanie, comme une page vierge d'écrivain, comme une toile canular de Marcel Duchamp. Tantôt en larges galettes oscillantes. Tantôt comme une averse au ralenti. Parfois en tourbillons que les génies de l'air animent avec des ricanements. "Je suis hanté ! Le blanc ! Le blanc ! Le blanc ! Le blanc !" pour paraphraser Mallarmé... aujourLa neige me sidère. Je lui adresse cette lettre d'amour : tant pis si elle reçoit ma flamme avec froideur. J'aime la neige qui se pose. Qu'on n'ose pas toucher. Qui semble épurer le monde. Qui en efface la vilenie, la cruauté, la scélératesse. Je suis épris de cette poudre d'eau virginale. De ce gâteau de vertu candide, je veux dire enfantine. La vertu que j'ai perdue, et dont les perversions mêmes sont innocentes.... Je me balade dans le hameau, je vais vers la forêt, je monte dans la montagne. Je m'enfonce dans la poudreuse jusqu'aux genoux. J'en ai plein les guêtres. LA neige me prend et je la prends. Je m'en frotte les bras et le visage. Je me fonds en elle comme elle fond sur ma peau. Je deviens elle, avec des empreintes de renard ou de chat sauvage sur le dos. Cette poudreuse qui tombe est un délice. Grand premier cru classé. Glaciale. Longue en bouche. Elle a du corps. De la jambe. Des arômes d'écorce de bouleau et de musc d'hermine. Elle passera l'hiver ; et même, sur les glaciers, une petite éternité d'hivers. Je médite sur les états de ce météore. Enfant, j'en avais inventé une classification originale. Grésil dur, demi-grésil, grésil fondant, poudreuse de blizzard, poudreuse franche, poudreuse lourde, poudreuse en LA_GENTILLEgalettes, poudreuse extra-molle, demi-soupe à flocons variés, demi-soupe de vent d'ouest, demi-soupe de vent d'est, soupe de foehn, soupe d'après la pluie, demi-glacée de regel, fondante de premier soleil, fondante de printemps, neige d'été....J'en avais distingué plus d'une quinzaine de types. Plus tard, j'ai appris que, pour caractériser l'eau gelé qui tombe du ciel, les inuits disposent de plus de cent mots. J'aurais dû naître au Groenland. Il neige comme dans mes Noëls d'enfance. J'ai les joues rouges et le nez qui coule. Je lève le visage au ciel, j'ouvre la bouche, je ferme les yeux, je tire la langue, je gobe les flocons, qui fondent aussitôt dans la tiédeur de ma salive. J'es père que personne ne me voit. Imaginez le scandale : un quinquagénaire qui happe la neige comme un gamin ! Je me moque du ridicule. Me reviennent en mémoire ces vers d'Apollinaire : "Voie actée ô soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses...." La neige est femme. C'est la reine du Nord. Je cherche les raisons qui me la font aimer. Outre qu'elle résume mes tendres années à la montagne, j'y vois un accomplissement. Une image du Tout exprimé par le Rien. Un vensymbole du nirvâna... À ce moment, la circonvolution scientifique de ma cervelle réclame la parole. La neige, ce parfait cristal gemme, représente l'état solide de la molécule H2O. Or la vie n'a pu naître sur la Terre que parce que notre planète recèle de l'eau sous ses trois formes : solide, liquide et gazeuse. Je songe aux océans originels et aux calottes polaires de la planète Mars, où les processus biologiques se sont peut-être amorcés jadis, mais où, en quelques sortes, on a manqué de neige pour voir naître des Martiens. Je sais qu'on a repéré, dans l'espace, des masses de glaces fabuleuses, des milliards de tonnes d'eau cristallisée, en nuages à la proportion des galaxies. Je rêve, pour les Noëls futurs de mes enfants, d'une neige qui tomberait comme une bénédiction sur le cosmos, et d'où resurgirait, en mars-avril, telle une nivéole printanière ou un coucou jaune, l'aimable innocence de la vie que j'imaginais lorsque j'étais enfant, dans la splendeur de la montagne blanche.

Pensées sauvages : "Voyage au pays des montagnes" d'Yves Paccalet

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Commentaires
V
J'adore la neige, quand elle craque sous mes pas, son pouvoir d'atténuer les sons et des les rendre si feutrés... c'est MAGIQUE !!!
T
oui, une centaine de mots pour décrire la neige
P
les Inuits ont je ne sais combien de mots pour désigner la neige l'un d'eux est même : ciment, ou matière pour fabriquer une maison!
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